"LA CULTURE EN PARTAGE"
ENTRE DEDANS ET DEHORS
LA CONCEPTION MUSULMANE DE L'ARCHITECTURE
La notion musulmane de l’espace privilégie un espace intermédiaire
entre les espaces intérieurs et extérieurs : « entre dedans et dehors ».
L’aboutissement de l’art des architectes musulmans ne serait pas la conception des volumes,
mais résiderait plutôt dans la manière de ne pas fermer l’espace.
La paroi devient un espace autonome et privilégié, dont les caractéristiques sont
déterminantes tant de l’extérieur que de l’intérieur.




L’architecture musulmane se définirait dans sa durée historique par la
permanence des habitudes culturelles et symboliques qui organisent cet espace
ni intérieur ni extérieur. Les différences chronologiques, géographies et culturelles
servent de cadre à l’observation de cette permanence.
Cette analyse de l’espace fonde l’élaboration d’une architecture musulmane contemporaine.
Elle procure des outils de composition de l’espace et des parois à l’architecte
désireux d’inscrire ses propositions en continuité dans la culture islamique
tout en intégrant l’image du progrès indispensable à la réussite des opérations.
LA TRANSFORMATION DE L’ESPACE EXTERIEUR EN PROLONGEMENT DE L’ESPACE INTERIEUR
Cette transformation s’opère grâce à des dispositions qui permettent d’architecturer
l’espace extérieur pour l’intégrer dans le monde intérieur de l’espace musulman.
LES PATIOS ET LES COURS :




La sensation de prolongement de l’intérieur a pour origine
la maîtrise des ambiances de la cour ou du patio en les mettant en symbiose avec l’intérieur
et en opposition avec l’environnement : traitement soigné des sols (carrelages, dallages…)
voire des toitures (grilles forgées dans les cours des maisons urbaines),
façades intérieures sur cour aux dispositions constructives recherchées (arcatures, pergola…)
par exemple.
LES JARDINS :




L’objectif est de parvenir à architecturer la nature et le milieu extérieur
en la maîtrisant par l’introduction de tout ce qui contraste avec l’environnement
traditionnellement hostile et sec :
bassins et jeux d’eau, compositions des plantations à l’image d’un carrelage décoratif,
taille architecturée des végétaux à l’imitation de créneaux, de rangées d’arcs…
LES RUES DES SOUKS :




Elles sont souvent couvertes et assurent ainsi un certain confort à l’échelle collective urbaine,
tant pour le commerçant ou l’artisan que pour le client.
La couverture des rues des souks montre que la conception de l’espace intermédiaire
s’applique également à l’échelle de la ville, mettant en œuvre une
hiérarchisation des espaces urbains par la variation des modalités de couverture.
L’ESPACE INTERIEUR OUVERT SUR SON PROLONGEMENT
Vis-à-vis de son environnement extérieur, l’espace musulman est généralement totalement fermé,
à l’exception de quelques claustras qui permettent de voir depuis l’intérieur
sans être vu depuis l’extérieur.
Mais les séquences de transition entre l'intérieur et son prolongement (patio, cour, jardin…)
sont souvent très élaborées. L’utilisation d’espaces-tampons comme les galeries ou les iwans
rend souvent superflues les fermetures physiques (ni portes ni huisseries aux fenêtres)
de l’intérieur qui est alors ouvert sur son prolongement.
C’est ainsi que les portes en bois de la salle de prière de la Grande Mosquée de Cordoue
ont été installées par les Chrétiens lorsqu’ils ont récupéré le lieu pour leur cathédrale
à l’issue de la Reconquête à la fin du XVe siècle.
LES GALERIES :





La systématisation de la présence de galeries fait penser que ces espaces intermédiaires,
seulement couverts, ont une grande importance dans la pratique musulmane de l’espace.
Les relations qui s’établissent entre les différents marquages de l’espace
(ossature, emmarchements, décor des sols, des plafonds et de la façade arrière)
font l’objet de soins particuliers, manifestes dans les détails de réalisation.
LES IWANS :




Cette disposition typiquement iranienne consiste à supprimer un mur pour ouvrir un espace intérieur.
Les iwans constituent les éléments privilégiés de transition entre l’intérieur et l’extérieur
en assurant un confort exceptionnel : on y tient volontiers salon tant en hiver
dans ceux qui s’ouvrent au Sud, qu’en été dans ceux qui s’ouvrent au Nord.
Ce qui fait constater une pratique plus riche de l’espace : beaucoup plus qu’en Occident chrétien,
les activités ou le séjour se déplacent en fonction des impératifs de confort thermique ou lumineux.
LES BOUTIQUES DES SOUKS :




Les boutiques ont rarement une vitrine. Elles sont totalement ouvertes, ou closes
par un rideau métallique ou des volets. Quand elles sont ouvertes et actives,
leur espace intérieur participe alors totalement de l’espace urbain couvert.
Pendant la pause de midi, une barre ou une simple ficelle accrochée en travers de la porte
signale l’absence momentanée du maître des lieux, et personne ne s’aviserait d’outrepasser…
LES PAROIS COMME DES ESPACES AUTONOMES
L’architecte musulman ne semble pas considérer la paroi comme une simple frontière séparant deux espaces.
La paroi est systématiquement l’objet d’un travail qui lui donne
une autonomie par rapport aux espaces qu’elle est sensée séparer,
mais surtout modifie la perception de la matérialité de la paroi.
PAROI-SURFACE :






Le niveau le plus élémentaire de traitement de la paroi a pour objet son aspect,
en faisant jouer les appareillages en relief, les carreaux de céramique, les stucs…
Ces jeux mettent souvent en œuvre des alternances de clarté,
réseaux clairs en opposition sur fonds sombres ou résilles sombres sur fonds clairs.
Ces contrastes sont assimilés par l’œil et le cerveau humains de la même manière qu’un grillage,
qu’un filet éclairé sur arrière-plan sombre, ou encore une grille vue en contre-jour.
Une paroi recouverte de zelliges n’est ainsi pas perçue comme aussi matérielle qu’elle l’est ;
c’est une manière de tromper les sens en altérant la perception de la matérialité des parois.
PAROI-FORME :




L’architecte peut encore donner une forme spécifique à la surface,
indépendante du volume qu’elle délimite.
Là encore, les jeux d’ombres et de lumière impriment une image spatiale,
donnent du volume à ces parois travaillées comme des sculptures.
Les nervures à l’extrados des coupoles, mais aussi les murqarnas à l’intrados des coupoles
par exemple montrent ce traitement formel plastique dont la beauté prend sens
en indépendance de l’environnement architectural,
à l’image d’un nid d’abeille en regard des rayons de la ruche.
PAROI-ESPACE :





Les dispositions des parois peuvent enfin prendre une telle importance
qu’elle deviennent elles-mêmes des espaces,
à l’image des plafonds de la Grande Mosquée de Cordoue dont les innombrables arcatures
sur plusieurs niveaux font que l’on ne parvient que difficilement à voir les poutres du plafond :
jeux des contrastes de clarté, multiplication des filtres visuels…
on perçoit quelque chose que l’on ne voit pas.
Ou bien on nous montre quelque chose qui n’existe pas :
ainsi à Ispahan la construction du Palais des 40 Colonnes jouxtant le Meidan-I-Shah
ne compte que 20 colonnes. Il faut apprécier son reflet dans les eaux du bassin
qui baigne sa façade pour pouvoir enfin compter les 40 colonnes,
ce qui établit que les architectes composent avec la virtualité…
LES DIFFERENTS NIVEAUX DE LIMITE DES ESPACES INTERMEDIAIRES
Les délimitations, plutôt que les séparations, entre les espaces sont plus ou moins matérialisées :
bordures d’un tapis, cordage tendu voire même posé au sol, emmarchement,
retombée de l’arcature d’une galerie, claustras plus ou moins mobiles >
dont les effets sont reproduits par les carrelages en zelliges…
Il en résulte une multiplicité des impressions « d’être à l’intérieur »,
multiplicité générée par l’imprécision des frontières entre l’intérieur et l’extérieur
et à l’absence fréquente d’huisseries aux portes et fenêtres une fois franchie la porte d’entrée.
Et encore celle-ci est-elle bien souvent ouverte de jour,
un dispositif en chicane empêchant le regard indiscret de pénétrer mais pas l’air de circuler.
L’examen de nombreux édifices comme l’Alhambra de Grenade,
les mosquées et palais séfavides d’Ispahan, ou ottomans d’Istanbul ou encore
le Taj Mahal donne à penser que le travail de l’architecte a pu être de
concevoir des espaces intermédiaires ni intérieurs ni extérieurs,
« entre dedans et dehors »,
principalement composés à partir de filtres successifs plus ou moins matérialisés.
Les relations entre ces filtres deviennent alors les principales composantes de l’espace.
La succession des différents marquages constitue l’essence de l’espace musulman
qui tire sa force des tensions entretenues entre les filtres successifs.
Les dispositions des constructions vernaculaires confirment cette analyse.








L'Institut du Monde Arabe de Jean NOUVEL
Réalisé entre 1981 et 1987 par Jean NOUVEL, le bâtiment de l'Institut du Monde Arabe
à Paris (I.M.A.) s'intègre parfaitement dans cette analyse de l'espace musulman.
La conception des constructions occidentales contemporaines séparant les murs-rideaux
de la structure porteuse trouve ici deux applications d'exception.
D'une part en façade sud avec ces moucharabiehs sophistiqués en aluminium
qui offrent une interprétation contemporaine d'un dispositif traditionnel
de filtration de la lumière solaire qui projète au sol le dessin du mur,
alors-même que le reflet du mur sur le sol est lui-aussi valorisé.
D'autre part autour du patio et des espaces de travail périphériques,
avec ces plaques d'albâtre translucide enchâssées avec un jour périphérique
disposées en avant d'un vitrage, lequel réfléchit l'image d'une "géométrie blanche"
ô combien moderne qui joue à perfection avec l'idée que l'on se fait de l'abstraction islamique.
Des rideaux de pierre, en quelque sorte...
Nombreux sont les photographes qui jouent avec ces images superposées, ces reflets,
ces transparences, ces filtrations partielles, qui altèrent la perception des expaces.
Certains historiens de l'architecture comme Philip JODIDIO jugent que ce bâtiment
"offre peu de vraies références à l'esthétique arabo-musulmane" (Taschen, 2012, p.27).
A contrario de cet avis, le bâtiment de l'I.M.A. a été honoré du Prix d'Architecture de l'Aga Khan en 1989.
En 1982, après avoir été couronnés du Prix du Conseil Régional de l'Ordre des Architectes PACA,
ces travaux sur l'espace avaient été exposés à l'Ecole d'Art et d'Architecture de Marseille
(U.P.A. Marseille-Luminy) et avaient fait l'objet de la publication ci-dessous :

